[Bilan des ordonnances] La branche refuse d’être débranchée [1/2]

29.09.2022

En matière de négociation collective et d’instances représentatives, que se passe-t-il après qu’une réforme aussi importante que les ordonnances de 2017 a été votée ? Quels effets produit-elle sur la réalité ? Les acteurs s’en emparent-ils ? C’était, s’agissant des textes ayant bousculé les branches et les IRP, le riche menu des 4èmes rencontres de l'ISTT et de l'Ires, à Bourg-la-Reine, près de Paris, le vendredi 23 septembre (1). Premier volet de notre compte rendu.

Les ordonnances de 2017 n’ont bien sûr pas tué la branche. Mais la réforme visait tout de même à donner la primeur à la négociation d’entreprise en permettant à l'entreprise de déroger à la branche dans certains cas (2). Qu’en est-il résulté cinq ans plus tard ? A écouter les chercheurs, les experts et les syndicalistes qui ont débattu sur le sujet à l’ISST (Institut des sciences sociales du travail) en partenariat avec l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales), la réponse pourrait se résumer ainsi : "Que s'est-il passé ? Une certaine inertie de la part des entreprises".

Pas de grand bouleversement 

 

 

Comme ce fut le cas dans le commerce de détail, les acteurs de la branche ont d’une certaine façon résisté à l’injonction de l’Etat de laisser l’entreprise négocier plus largement ou, à tout le moins, refusé tout grand chambardement. En octobre 2021, les partenaires sociaux de cette branche avaient obtenu gain de cause devant le Conseil d’Etat au sujet des éléments de rémunération qu’elle entendait continuer de réguler au niveau de la branche, alors que l’Etat voulait limiter son action régulatrice au seul salaire de base (3).

Il ne faut pas non plus oublier que certaines organisations patronales, comme l’U2P, étaient hostiles à une inversion de la hiérarchie des normes, souligne Gilles Lecuelle, secrétaire confédéral CFE-CGC en charge du dialogue social. De façon plus large, tout s'est passé comme si les entreprises estimaient avoir déjà suffisamment de grain à moudre sans s’aventurer sur de nouveaux domaines.

Des mutations déjà en cours

"L’usage des dérogations reste limité, et les mutations de la négociation d’entreprise que nous avons observées avaient débuté auparavant", analyse Catherine Vincent, de l’Ires, qui a mené un travail sur les grandes entreprises. Selon la chercheuse, les grands groupes restent intéressés par la branche, "qui leur sert de référence pour faire mieux en matière de compléments de rémunération, par exemple". 

 La négociation d'entreprise se centralise et devient une approche intégrée

 

 

C’est plutôt dans la négociation collective au sein de l’entreprise que la chercheuse note un approfondissement des évolutions. La négociation se centralise toujours plus, et cette négociation est vue comme "une approche intégrée" visant à décliner la stratégie du groupe en unifiant les statuts sociaux. En corollaire, les délégués syndicaux agissent en très forte autonomie par rapport à leur confédération. "Il s'est produit une réallocation des moyens avec un renforcement des délégués au niveau central et parfois national. J'ai même vu des DS relais chargés de coordonner des CSE", s'exclame Rémi Bourguignon, de l'université Paris-Est-Créteil.

"Les organisations syndicales ont du mal à se coordonner en interne et en externe, d’autant que leurs moyens dépendent des grandes entreprises", souligne Catherine Vincent. A ce sujet Claude Didry, chercheur au CNRS, indique avoir vu dans un groupe sidérurgique, où les négociations salariales se mènent par établissement, des DS tenter une sorte de benchmark entre eux pour connaître les marges réelles des directions des établissements. Pour lui aussi, "la négociation d’entreprise ne rime en aucun cas avec une décentralisation de la négociation", les enveloppes étant décidées au niveau central.

Dans les bureaux d'étude, peu d'activité conventionnelle

Mais revenons à la stabilité de la négociation des branches. Cette relative inertie, note Anne Fretel, avait déjà été relevée après les premières possibilités dérogatoires données à l’entreprise sur la branche par les réformes de 2004 et 2008. La prudence reste toutefois de mise car les recherches ont été réalisées pendant la crise sanitaire d’une part et que ces travaux, notamment les monographies, se focalisent sur les grandes entreprises, beaucoup moins sur les PME, dont les pratiques restent assez mal connues de l'aveu même d'Antoine Naboulet, de France Stratégie.

En outre, la différence d’approche entre les branches est forte, mais cela tient plus au secteur économique et à ses acteurs qu’à l’évolution législative. Dans la branche des bureaux d’études, par exemple, la détermination des conditions de travail et d’emploi se fait autrement que par la négociation de branche ou d’entreprise, on est plus sur des relations informelles. "Cela s’explique parce que les cadres, souvent jeunes, travaillent sur des missions. Il reste difficile pour les acteurs de faire vivre la branche", constate Noélie Delahaie.

Une négociation formelle mais sans effet sur la réalité

A l’inverse, la dynamique de la négociation collective de branche reste forte dans le secteur de la propreté. "Cette branche a voulu garder une influence forte en proposant des accords cadre pour définir la négociation d’entreprise", expose Anne Fretel.

 Dans la propreté, on négocie, mais sans effets visibles sur les salariés

 

 

François-Xavier Devetter, de l’université de Lille, qui a mené un travail de recherche sur la branche de la propreté avec Julie Valentin, souligne ce paradoxe : "La branche se perçoit comme un lieu de dialogue social, où l’on négocie effectivement. Mais on négocie sur peu de choses, et surtout sans résultat sur la situation des salariés. Ils restent des travailleurs pauvres, avec de mauvaises conditions de travail".

Eviter la menace d'une réinternalisation de la sous-traitance 

 

 

Dans cette branche, poursuit le chercheur, un secteur où les syndicats sont divisés, il s’agit d’abord pour le patronat d’éviter la menace d’une réinternalisation des services sous-traités, tout en cherchant à faire augmenter les prix des services sous-traités. Comment ? "En insistant sur la responsabilité du donneur d’ordres". A ce propos, Christophe Cayette, secrétaire confédéral CFDT en charge du dialogue social, rappelle la revendication de son organisation : donner le droit au CSE sous-traitant de saisir le CSE du donneur d’ordre, et recevoir ainsi des informations sur les critères des appels d’offres, une boite noire essentielle, y compris lorsque le donneur d'ordre appartient au secteur public.

Des tendances inquiétantes

Mais la stabilité générale évoquée plus haut peut aussi dissimuler des tendances profondes à l’œuvre, inquiétantes pour certains acteurs et observateurs. Dans certains secteurs, insiste Gilles Lecuelle (CFE-CGC), une organisation patronale minoritaire tente de destructurer le champ d’une branche et donc de la convention collective qui s’applique à toutes les entreprises. Comment ? En poussant ses adhérents à négocier des accords d’entreprise dérogatoires très agressifs, parce que le rapport de forces est défavorable aux salariés dans la négociation d’entreprise, soutient le syndicaliste qui cite le danger des accords de performance collective (APC) à cet égard.

Nous voyons de plus en plus de réserves d'extension de la part de l'Etat. Mais pour nous, la branche doit rester normative 

 

 

 

Pierre Jardon, secrétaire confédéral CFTC en charge du dialogue social, tient lui-aussi au rôle régulateur de la branche. "A la CFTC, nous n’avons pas de problème avec l’idée que de nombreux sujets doivent se négocier au plus près des réalités, au sein de l’entreprise. Mais attention, il doit y avoir des règles, et de la loyauté entre les acteurs", avertit le syndicaliste chrétien.

Ce dernier met en garde le patronat contre tout désengagement de la branche, mais il égratigne aussi l’attitude de l’Etat : "Nous voyons de plus en plus de réserves d’extension. Là, nous sommes en désaccord. Pour nous, la branche doit continuer à être normative, et ne pas se contenter de faire des accords de méthode ou des accords cadre. La lutte contre le dumping social et les enjeux de la gestion prévisionnelle des emplois et parcours professionnelles doivent rester des sujets de branche".

La restructuration des branches

Quant à la concentration du nombre des branches, dont le chantier avait été lancé bien avant les ordonnances de 2017, elle s’est accélérée : de 687 conventions collectives en 1994 dont 374 regroupaient moins de 5 000 salariés chacun, nous avons abouti aujourd’hui à 230, calcule Benjamin Redt, de la Direction générale du travail (DGT). Ce chantier a renforcé la couverture conventionnelle et a remis en mouvement les acteurs de la branche, "alors que le paysage était marqué par une certaine inertie", se félicite-t-il.

Non à des mégas branches 

 

 

Pierre Jardon admet cette évolution positive, mais il se dit hostile à des "mégas branches", dans lesquelles les situations des entreprises et des salariés seraient si différentes que la convention ne pourrait plus répondre à leurs besoins.

"Dans les fusions administrées, renchérit Gilles Lecuelle (CFE-CGC), j’observe rarement qu’on garde le meilleur". Et le syndicaliste d’ironiser sur certains rattachements et leur motivation : "Pour le rattachement de la convention collective des instruments à écrire, les 5 organisations syndicales plaidaient logiquement pour la chimie. Mais les organisations patronales ont poussé vers le papier-carton, moins favorable pour les salariés, et le ministère a suivi". Sourire de Benjamin Redt, assorti de ce commentaire : "Dans d'autres dossiers, l'arbitrage est allé dans le sens des OS".

 

 

(1) Ce compte-rendu d’une journée entière de présentation d’études et de débats, le vendredi 23 septembre à Bourg-la-Reine, près de Paris, ne saurait être exhaustif, d’autant que certaines thématiques ont déjà été traitées dans ces colonnes. Objectif de ces rencontres de l'ISTT et de l'Ires, selon les mots de Mathieu Saintoul, le président du conseil d’administration de l’ISTT : « Bénéficier de l’apport croisé de chercheurs de différentes disciplines (sociologues, économistes, juristes, etc.) et créer un dialogue avec les acteurs (syndicalistes, experts, négociateurs de branche, etc.) qui vivent dans leur quotidien et leurs mandats ces évolutions économiques et sociales ».

Rappelons que l'ISTT est l'institut des sciences sociales du travail. Outre une activité de recherche, l'ISST, qui est rattaché à l'université Paris 1 Panthéon Sorbonne, dispense des formations pour les conseillers prud'hommes et pour les salariés dans le cadre du congé de formation économique, sociale et syndicale.

L'Ires est l'institut de recherches économiques et sociales et travaille pour les organisations syndicales. 

(2) Sur les possibilités dérogatoires et l'articulation entre les négociations d'entreprise et de branche, voir notre infographie

(3) En octobre 2021, le Conseil d'Etat avait invalidé la doctrine du ministère du travail en matière de salaire minimum hiérarchique de branche. Les juges avaient annulé l'arrêté d'extension qui avait exclu de l'extension l'acception large du salaire minimum retenue par les partenaires sociaux de la branche du commerce de détail alimentaire. Lire notre article

 

Prochain article : quel bilan pour le CSE ?

Bernard Domergue

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